Appel à communications
À Bruxelles, on peut remarquer à côté des grilles des égouts des inscriptions affirmant : «Ici commence la mer». Il s’agit d’une campagne de sensibilisation pour attirer l’attention du grand public sur les conséquences de la pollution des eaux égoutières (Coordination Senne, 2025). Cette campagne a le mérite de repenser les frontières de la ville et de l’espace maritime en soulignant leur interpénétration. Puisque l’eau est un élément fluide et sujet à un cycle, il n’est pas question de penser la ville comme isolée de la mer (Schaffner et Rollot, 2025). La mer envahit l’espace urbain de façon capillaire, tandis que les restes de la vie urbaine, comme les mégots, réémergent entre les flots. Il s’agit là d’une manière de remettre à l’honneur la mer. Cet espace, constamment en communication avec nos vies quotidiennes, est souvent oublié par les citadins.
Pendant longtemps la critique littéraire a demeuré indifférente aux questions maritimes ou nautiques. Cette insouciance constitue une forme d’«hydrophasie» qui fait en sorte que la mer, espace déclenchant l’aventure dans nombre de sea fictions comme l’Odyssée ou Robinson Crusoe, soit réduite à un élément secondaire (Cohen, 2010). Les crafts nautiques deviennent de simples anecdotes ou des «hybrides» dont la modernité s’est acharnée à nier l’existence (Latour, 1991). Cette séparation a été faite lors de la sublimation romantique de la mer. Jusqu’à la seconde moitié du dix-huitième siècle, les récits tirés de la littérature ancienne et de la Bible, plutôt que ceux des voyages, façonnaient l’imaginaire de la mer et des rivages (Corbin, 1988).
La présente journée d'études propose trois axes de réflexion dans un prolongement des humanités environnementales, entre littérature et géographie :
1. Cartographies océaniques
La mer est à la fois l’«archétype de l’espace lisse» et celui «de tous les striages de l’espace lisse» (Deleuze et Guattari, 1980). Cet espace a subi les dispositifs cartographiques des États dans un esprit juridique, commercial et technique. Il suffit de penser au droit de la mer, à la délimitation des eaux territoriales ou aux kilomètres de câbles qui connectent les continents. Étant donné que l’océan possède des profondeurs où les restes des circulations maritimes peuvent se sédimenter, l’analyse des textes littéraires par le biais d'une «optique sous-marine» peut-elle nous aider à repenser le striage des surfaces maritimes (Clavaron, 2024) ? Est-il possible de substituer le paradigme cartographique par un paradigme de l’archive, tout en concevant la mer comme un lieu où différentes trajectoires migratoires et fictionnelles s’enchevêtrent (Westphal, 2022) ? L’appel à une striation de la mer ex novo, aux antipodes des instances militaires, répond à un désir de décoloniser l’océan dans le champ de l’hydrocritique (Dobrin, 2021 ; Winkiel, 2019). Quels «sédiments littéraires» peuvent réémerger des flots à travers une lecture postcoloniale des voyages transocéaniques ?
2. Ontologie des déchets maritimes
Les siliciures et les plastiques se diffusent dans les océans et le cycle de l’eau. Les déchets semblent ainsi transformer leur statut au cours du temps, jusqu’à envahir des catégories ontologiques dont ils semblaient auparavant exclus. La production des déchets dépasse désormais les bornes des questions purement techniques pour devenir un problème politique (Larroque, 2024). Comment penser les microplastiques que nous ingérons lors de la consommation des poissons ? Qu’en est-il des îles ordurières dans l’Atlantique et dans le Pacifique ? Le recyclage littéraire des plastiques, ces mythes d’aujourd’hui aux «noms de berger grec (Polystyrène, Phénoplaste, Polyvinyle, Polyéthylène)» qui contaminent le domaine du dieu Poséidon, peut-il en contrer la «résistance», un «état qui suppose le simple suspens d'un abandon» (Barthes, 1957) ? Comment les textes littéraires, en tant que catalyseurs des soucis environnementaux de la polycrise, peuvent-ils agir sur les imaginaires ? Comment des approches comme l’écopoétique ou l’écocritique éclairent-elles la nature des ordures maritimes (Blanc et al., 2008 ; Meillon, 2022 ; Schoentjes, 2015) ?
3. Liquéfactions et dilutions
L’engagement du corps humain, doté d’un limen poreux, avec la «chair» du monde (Merleau-Ponty, 1945) est un des enjeux fondamentaux pour toute littérature se penchant sur des questions géographiques. L’élément aquatique, «vecteur de l’imaginaire», est emblématique de ce système d’échanges (Autissier, 2025). Le paysage maritime, délimité par la ligne de l’horizon, trouve son écho dans l’intérieur invisible du corps humain. Les épistémologies féministes approfondissent la notion du caractère «entr’ouvert» de l’organisme humain (Bachelard, 1957 ; Neimanis, 2017 ; Oppermann, 2023). Dans quelle mesure la littérature peut-elle rendre possible l’intégration de la partie aquatique du corps humain dans l’environnement dont il est souvent exilé ?
Bibliographie
Isabelle Autissier, «La mer, vecteur de l’imaginaire», Revue internationale et stratégique, 95, 2014.
Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Presses universitaires de France, 1957.
Roland Barthes, Mythologies, Seuil, 1957.
Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe, «Littérature & écologie : vers une écopoétique», Écologie & politique, 36, 2008.
Yves Clavaron, «Géocritique de l’Océan : approche hydrocritique de quelques textes francophones», Géocritique des espaces littéraires et artistiques francophones, Université McGill, 18 avril 2024.
Margaret Cohen, The Novel and the Sea, Princeton University Press, 2010.
Coordination Senne, «Ici commence la mer», 2025, www.coordinationsenne.be/fr/icicommencelamer.php.
Alain Corbin, Le territoire du vide : l’Occident et le désir du rivage, 1750-1840, Aubier, 1988.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux : capitalisme et schizophrénie 2, Minuit, 1980.
Sidney I. Dobrin, Blue Ecocriticism and the Oceanic Imperative, Routledge, 2021.
Claire Larroque, Philosophie du déchet, Presses universitaires de France, 2024.
Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, 1991.
Bénédicte Meillon, Ecopoetics of Reenchantment : Liminal Realism and Poetic Echoes of the Earth, Lexington Books, 2022.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945.
Astrida Neimanis, Bodies of Water : Posthuman Feminist Phenomenology, Bloomsbury Academic, 2017.
Serpil Oppermann, Blue Humanities : Storied Waterscapes in the Anthropocene, Cambridge University Press, 2023.
Marin Schaffner et Mathias Rollot (dir.), Vers des politiques des cycles de l’eau, Le Bord de l’Eau, 2025.
Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu : essai d’écopoétique, Wildproject, 2015.
Bertrand Westphal, L’Infini culturel : théorie littéraire et fragilité du divers, Brill, 2022.
Laura Winkiel, «Hydro-criticism», English Language Notes, 57, 2019.